CHAPITRE VII
Ç’avait été si facile, pour Arasoth, de posséder Ethi de Xanta... Ce genre de sujets était prédisposé à la possession démoniaque. Pervers, enclins au vice, dévoré d’ambition, sans scrupules, avide de richesses et de puissance... Il suffisait d’un peu les pousser, et ils s’offraient d’eux-mêmes à leur mauvaise nature. Arasoth avait observé le nouveau roi... un court instant, et, comprenant que c’était vraiment l’homme de la situation, il s’était glissé en lui. A présent, nul ne pouvait le savoir, mais c’était lui qui gouvernait Vonia. Il s’en grisait. Il était aussi passionnant de régir les affaires d’un royaume que de déchaîner les plus grands malheurs sur ce même royaume. En vérité, Arasoth ne s’était pas autant amusé depuis des millénaires !
Pourtant, sa joie n’était pas complète. Quelque chose échappait au dieu mort-vivant. Il n’avait toujours pas compris l’exacte nature du changement perçu dans les ondes qui formaient la trame des existences de ce monde. Il devinait que ce changement était lié à l’action de la Dame d’Alkoviak. Mais s’il avait pu, une fois, pénétrer dans le sanctuaire des fées grâce à l’enveloppe charnelle du duc Perth de Xanta ([7]), cela ne lui était plus possible. Il en était réduit à supputer, ce qui est toujours frustrant pour un dieu !
Dans le même ordre de contrariété, il y avait ces maudits enfants et la garde fidèle qu’ils montaient autour du prince Alithan et de sa mère, les dérobant à ses coups. Sans doute, s’il avait voulu s’en occuper sérieusement, serait-il parvenu à les prendre en défaut. Mais Arasoth avait d’autres choses à faire. Et puis, après tout, l’existence du prince et de la reine Elka était pour lui l’assurance de grandioses troubles à venir, de beaucoup de sang et de morts, de souffrances nouvelles... De ce chaos dont il tirait sa force et qui assurait son pouvoir.
Enfin, il y avait Kohr Varik. Arasoth ne pouvait rien en faire ! Ce maudit était exactement ce qu’il exécrait. Loyauté, bonté, noblesse d’âme... Il avait tout essayé pour le pervertir, le posséder, le corrompre. Il lui avait présenté les plus séduisantes créatures, lui avait offert la fortune des armes, la puissance, la richesse... Il lui avait offert la jouissance du Mal et l’ivresse de la Mort... Mais non... L’imbécile demeurait fidèle à sa bonne nature comme à sa souveraine, à ses amours et à son oriflamme. C’était profondément ridicule, et Arasoth enrageait quand, du haut de son pouvoir, il voyait cette fourmi s’échiner à faire le bien, à se vautrer dans sa vertu et, pour couronner le tout, à s’engluer de noblesse envers sa catin de reine et son avorton de prince ! L’enculé !
Arasoth se gratta la tête – par l’intermédiaire d’Ethi – ; quel mot bizarre, « enculé »... Pourquoi lui était-il venu à l’esprit ? En quoi était-il une injure ?
Bah... En attendant – et toujours par l’intermédiaire d’Ethi –, c’était lui qui faisait subir la chose à dame Iladia, et c’était fort bon. Cette grosse vache avait des manières de ribaude et la chair brûlante... Au fait, elle était enceinte... Ce serait un second fils. Arasoth l’imaginait déjà... Envieux et méchant, jaloux, vicieux... Elle remuait bien ses fesses, la reine Iladia ! Il intriguerait contre son frère aîné... De nouvelles batailles... Encore un peu plus de sang et de meurtres... Tiens, Iladia, tu ne te doutes pas, pendant que mon dard te pourfend le cul, que cet enfant que tu portes te fera un jour attacher sur les cornes d’un aurochs et jouira à contempler ton supplice... Qu’il fera trancher la tête à ce qui restera de ton cadavre et qu’il la conservera pieusement dans un bocal, pour lui cracher dessus tous les matins... Ah... Je te donne ma semence... Je pollue tes entrailles et je me soûle de tes halètements de rut...
— Seigneur ! Seigneur ! Une nouvelle... une nouvelle incroyable ! Seigneur... Majesté ! Ouvrez !
Ethi s’arracha au large postérieur de sa femme et rabattit précipitamment sa chemise. Iladia geignait de bonheur. Ses seins pendaient sur le drap, et ses bourrelets, et son ventre. Depuis qu’elle était enceinte, elle resplendissait, mais elle avait encore pris du volume. En tout cas, elle semblait constamment la proie d’une véritable fringale sexuelle. Elle voulait tout, tout le temps et n’importe où, au point qu’Ethi avait du mal à la satisfaire. Heureusement qu’il y avait nombre de pages au palais ! Elle en faisait une consommation effrénée !
— Majestée ! Majesté !
— Oui ! Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ouvrez, seigneur... C’est grave !
Furieux, Ethi alla ouvrir. Son épouse se laissa lourdement tomber à plat ventre sur le lit, mais ne remonta pas le drap sur son corps luisant de sueur. Elle n’avait jamais eu beaucoup de pudeur. Ce peu s’était complètement évanoui.
Le sénéchal du palais entra, et, malgré lui, ses yeux coulèrent vers les formes voluptueuses de la reine languide. Puis il se reprit et, inclinant la tête vers Ethi, balbutia :
— Majesté... C’est... à peine croyable...
— Qu’est-ce qui est à peine croyable ? le coupa Ethi, impatienté. Vas-tu parler ?
— C’est... la reine Elka... Elle n’est pas morte... Le prince Alithan non plus ! Ils... ils se trouvent à Tehlan et... s’apprêtent à gagner le comté de Varik !
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Arasoth se mit à rire silencieusement, tandis qu’Ethi s’effondrait, en proie à une crise nerveuse, et qu’éclataient les imprécations d’Iladia.
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Dire que la subite réapparition de la régente de Vonia et de l’héritier légitime du trône fut une grande nouvelle serait un euphémisme. En fait, ce fut un séisme, qui acheva d’ébranler le malheureux royaume, déjà en fort piteux état comme on sait.
La noblesse entra en effervescence. Certains seigneurs affirmèrent tout de go qu’Ethi avait usurpé le trône et qu’ils ne le reconnaissaient plus pour roi. Ceux-là étaient les anciens partisans d’Aliès Mussidor. Ils clamèrent haut et fort qu’ils se déliaient de leur hommage et qu’ils renverseraient le félon... Mais ils furent somme toute peu nombreux. Les récentes guerres avaient appris au moins une chose à tous ces importants personnages, c’est qu’il valait mieux se montrer prudent.
A l’inverse, d’autres seigneurs jurèrent, tout aussi haut et fort, que cette prétendue Elka de Tehlan et son soi-disant fils étaient des imposteurs, et que le roi Gaur les avait faits surgir de sa manche juste pour trouver un mauvais prétexte afin de déclarer la guerre à Vonia. Ceux-là étaient proches du nouveau roi, naturellement. Ils affirmèrent leur fidélité à leur souverain et jurèrent qu’ils défendraient le trône contre les entreprises perfides des aventuriers.
En fait, la majorité des barons de Vonia resta dans l’expectative. On avait bien d’autres chats à fouetter, par les temps qui couraient, que de se prononcer pour ou contre une femme et un enfant qui se trouvaient à des centaines de lieues... et qui ne représentaient pas grand-chose. Si Kohr Varik avait pris fait et cause pour eux, grand bien lui fasse. On verrait comment évolueraient les événements. Il serait toujours temps de prendre parti.
Une telle attitude n’avaient rien de surprenant. Elle mit pourtant Ethi Premier en rage. Le roi tempêta durant de longs jours, et plus encore quand il apprit que les Auriens chassaient les administrateurs Voniens – nommés par lui, les anciens avaient été révoqués – et qu’ils revendiquaient une révision des traités qui les liaient au royaume. Fou de colère, Ethi ordonna que l’on saisisse tous les sujets auriens qui demeuraient dans les villes de son royaume et qu’ils fussent pendus séance tenante. Il fut en grande partie obéi, et les arbres, au long des routes et dans les villes et villages, se chargèrent de fruits sinistres. Cependant, un certain nombre de gouverneurs de province ou de chefs de bourgade refusèrent d’appliquer une mesure aussi sévère. Ils s’arrangèrent pour que leurs administrés auriens regagnent discrètement leur pays.
Pareille mesure fut hélas bien rare. Les prêtres d’Arasoth, qui avaient maintenant pignon sur rue, s’emparèrent de l’affaire et prêchèrent la mise à mort des étrangers, pour complaire au dieu. Et, bien sûr, cela lui complut fort.
Arasoth fit mieux encore. Un beau matin, Ethi Premier annonça publiquement qu’il se convertissait à son culte, renonçant à la religion officielle. Ce fut, pour les adeptes du démon, une grande victoire. D’autant plus grande que le roi en personne participa à une cérémonie sacrificielle, la première en fait à se dérouler librement, en un lieu consacré. Le prêtre égorgea des poulets, des brebis, un taureau puis, enfin, clou du spectacle, une jeune femme, tirée pour l’occasion de la prison où elle attendait d’être exécutée à cause du vol d’un pain. La malheureuse cria beaucoup, et son sang coula, très rouge, sur les marches de l’autel. Ensuite, elle fut rituellement dépecée et l’on se partagea sa dépouille dans un magnifique festin religieux. Le roi lui dégusta un petit doigt – en grimaçant. Ce fut une très belle cérémonie.
Et Arasoth, qui possédait ledit roi, s’amusa beaucoup du côté farce de la situation.
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Elka regardait Kohr, qui chevauchait à côté d’elle et qui semblait perdu dans ses pensées. Derrière eux venait le chariot où reposait Alithan. Tout autour, leur escorte montait une garde vigilante. Les soldats étaient nombreux, bien armés, et pas un instant, depuis le départ de la capitale du roi Gaur, leur attention ne s’était relâchée. Ils formaient l’élite de l’armée de reconquête et le savaient. Débauchés de l’armée tehlane, ils avaient reçu du seigneur Kohr Varik une solde somptueuse, plus importante que tout ce qu’ils avaient jamais touché – et financée en partie par les prêts du roi de Tehlan. Cela suffisait à ce qu’ils s’attachent à leurs nouveaux maîtres et maîtresse. Gare à qui se frotterait à eux !
Elka se rapprocha encore de son allié. Elle portait une armure légère mais pas de casque, et ses cheveux croulaient sur ses épaules.
— Un jour, dit-elle, je me suis juré que nous chevaucherions de concert. Aujourd’hui, ce serment s’accomplit... Je suis heureuse de rentrer à Vonia avec toi, Kohr.
Kohr tourna la tête vers la reine et hocha la tête. Elka fronça les sourcils.
— Comme tu as changé, reprit-elle. Il me semble, depuis que je t’ai retrouvé... que tu as perdu ta foi. Il y en toi une mélancolie que je ne te connaissais pas. Est-ce la perspective de te battre qui te chagrine ? Je le comprendrais... Si je pouvais moi-même éviter ces combats et reprendre le pouvoir de façon pacifique, je n’hésiterais pas.
Kohr haussa les épaules.
— Il est vrai que l’idée de tuer et encore tuer ne me séduit pas, répondit-il.
— Mais il y a autre chose, je le devine.
Il resta silencieux. Doucement, Elka posa sa main sur la sienne.
— Es-tu malheureux, Kohr ? As-tu cessé de m’aimer et n’oses-tu pas me le dire ? Tu n’as pas eu un geste vers moi. Tu... Est-ce fini, nous deux ?
Sa voix avait tremblé. Kohr était devenu blême. Comme malgré lui, il referma ses doigts sur ceux de la jeune femme.
— Ce n’est pas fini, dit-il sourdement. Ça ne pourra jamais finir... Cet amour a été programmé. Nous ne pourrions lui échapper, même si nous le voulions.
Elka ouvrit des yeux ronds.
— Programmé... Je ne comprends pas cette expression.
Il eut un sourire.
— Tu ne peux pas comprendre. Moi-même, naguère, je n’aurais pas compris.
— Alors explique-moi.
— A quoi bon ?
— Mais si... Ne vois-tu pas que je souffre de ton attitude ? Oh... Bien sûr, je comprends que tu te refuses à moi, après ce qui nous a opposés. Mais... à Varik... avec Lynn... j’avais cru deviner que... nous trois...
Elle se mordit les lèvres.
— Est-ce la présence de ton fils ?
— Mais non !
Il poussa un profond soupir.
— Elka, rien de ce que nous vivons n’est réel. Tu crois éprouver des sentiments, des passions, tu crois diriger ta vie... Tu crois même que tu existes... Eh bien c’est faux. Nous ne sommes pas plus réels que les personnages qu’interprètent les acteurs des troupes de saltimbanques... En fait, nous sommes ces personnages. Et nous donnons une représentation pour les esprits pervers qui nous ont créés. Comment veux-tu que l’on éprouve de réels sentiments, de réelles passions, lorsque l’on sait que tout cela n’est que le fruit de la fantaisie de... même pas de dieux... de fantômes dépravés !
Elka secoua la tête.
— Je ne comprends toujours pas... De quoi parles-tu ? Qui t’a mis une telle idée en tête ?
Kohr hésita un instant puis, à voix basse, révéla à sa compagne tout ce que lui avait appris Zorah. Quand il se tut, Elka était aussi pâle que lui, mais demeurait calme. Il y eut un long silence. Enfin, elle déclara :
— Je ne crois pas que cela change grand-chose.
Il la dévisagea, étonné.
— Mais si, au contraire ! Ça change tout ! Tu n’as pas plus de réalité qu’un rêve... Et toute cette violence, ces haines... c’est faux ! C’est imaginé, rien de plus !
— Non, non... Ça l’était, mais tout a changé.
— C’est à mon tour de ne pas comprendre.
Elka eut un petit rire.
— Je veux bien admettre que nous ne soyons que des personnages sans existence réelle, que ces... Anciens nous aient créés pour leur seule distraction, comme les poètes créent des personnages de roman. Mais je suis de chair et toi aussi. J’ai une existence propre... et tous ceux qui nous entourent. Et même nos ennemis.
— Mais nous ne sommes pas libres de ces existences !
Elka sourit.
— Sommes-nous jamais libres, Kohr ? Le crois-tu ?
Comme il ne répondait pas, elle reprit :
— Nous croyons en des dieux qui nous commandent et nous prédestinent. Que ces dieux ne soient que des fantômes dépravés, comme tu dis, ne fait guère de différence. Qu’ils demeurent dans... des mémoires ou qu’ils volent dans les nues, c’est pareil, pour nous autres mortels. D’ailleurs, si ce que t’a dit Zorah est vrai, ces dieux n’ont plus guère de pouvoirs. Nous pouvons donc reconquérir notre liberté, exister dorénavant par nous-mêmes. Nous ne devons pas laisser échapper cette chance.
— Conquérir la liberté par le meurtre et la guerre !
Elka baissa la tête. Elle tenait toujours la main de Kohr.
— Toi et moi, un temps, avons été les créatures d’Arasoth. J’ai été possédée... J’ai été une folle meurtrière... Je ne sais pas si, demain, ce maudit n’étendra pas à nouveau son emprise sur moi. Mais pour l’heure, je me sens libre. Je suis Elka de Tehlan, et je vais me battre pour mon fils... Pas pour des dieux ou des esprits... Pour mon fils et pour mon peuple. Et pour l’amour que j’ai de toi.
— Elka...
— Mais rassure-toi... Je ne t’importunerai pas avec cet amour, s’il te pèse... Moi aussi, j’ai changé. J’ai compris nombre de choses.
*
**
Au soir, se produisit une attaque. Elle fut brève quoique sanglante. Qui la mena, voilà qui divise encore les chroniqueurs. Certains prétendent qu’il s’agissait de soldats d’Ethi Premier, d’autres affirment que c’étaient des disciples d’Arasoth, guidés par le dieu en personne et qui voulaient se saisir des trésors de la reine Elka – quels trésors ? D’autres enfin privilégient la thèse d’une bande de vagabonds, affolés par la faim et se jetant sur l’escorte royale pour lui voler des chevaux et les manger.
Quoi qu’il en soit, alors que la troupe établissait son bivouac, à l’orée d’un bois, et que les mercenaires tehlans se réjouissaient de ne plus se trouver qu’à trois jours de marche du château du seigneur Kohr Varik, des buissons jaillirent un nombre impressionnant d’assaillants. Ils étaient armés de faux, de haches mais aussi d’épées, de piques et d’arbalètes, et se jetèrent sur la troupe avec une telle fougue qu’ils parvinrent jusqu’à la tente où reposaient Elka de Tehlan et le principe Alithan.
Alors se produisit un grand prodige. Tandis que Kohr Varik bataillait et, de son épée, décollait par dizaines les têtes des bandits, un groupe de ceux-ci pénétra sous la tente, malgré l’opposition farouche des gardes royaux.
Elka était debout, en chemise, les cheveux dénoués, un poignard à la main. Alithan se tenait devant elle, comme s’il voulait la protéger. Les pillards s’immobilisèrent, sans doute saisis par l’intensité du regard que l’enfant dardait sur eux. Peut-être aussi par la prestance noble et fière de la reine, qui n’implorait pas pitié, qui n’appelait pas, et dont la pâleur faisait ressortir la beauté.
— Agenouillez-vous, guerriers ! ordonna Alithan, d’une voix si calme, si détachée qu’elle frappa chacun et que, des siècles plus tard, les chroniqueurs soulignaient encore qu’elle n’était pas celle d’un enfant. Agenouillez-vous et déposez vos armes... Que nul ne s’avise de menacer ma mère, ou il périra sur-le-champ.
Alors, l’un après l’autre, les intrus laissèrent tomber leurs armes et s’agenouillèrent devant la reine et le jeune prince. Ils éclatèrent en sanglots et implorèrent pitié. Ils clamèrent leur honte d’avoir osé lever la main sur ces augustes personnes. Ils rampèrent vers elles et leur baisèrent les pieds, les mains, les vêtements.
Quand Kohr Varik fit irruption dans la tente, l’épée rouge de sang, hirsute, affolé à l’idée de découvrir Elka et son fils morts, il put assister à l’incroyable spectacle d’Alithan caressant paisiblement les nuques ployées devant lui, assurant aux bandits qu’ils étaient ses sujets bien-aimés et qu’il les protégerait de leurs ennemis.
Au même instant, à l’extérieur, tous les opposants aux soldats d’Elka jetaient leurs épées, leurs haches, leurs faux et, devant leurs adversaires stupéfaits, se répandaient en lamentations, en protestations de fidélité, en cris de douleur.
Et la bataille fut terminée, s’achevant par le ralliement de ceux-là même qui, un temps, sans le savoir, avaient failli anéantir les projets de reconquête d’Elka de Tehlan avant qu’ils eussent réellement pris corps.
*
**
— Là, il l’a vraiment eu dans le cul, l’Arasoth ! dit Zorah en ricanant.
Musilla approuva de la tête. Les deux femmes – femmes ? – se trouvaient quelque part dans la forêt, et pouvaient voir les scènes de fraternisation qui se déroulaient à la lueur des feux. On s’embrassait et on se jurait amitié avec autant de passion qu’on en avait mis, un peu plus tôt, à s’ouvrir le ventre ou se trancher la gorge.
— Comment tu as fait ? demanda Musilla.
— C’est pas moi, c’est les enfants.
— Les enfants ?
— Ouais... Les enfants !
Zorah fit un geste et ils apparurent. Ils souriaient largement. Hérol éclata de rire.
— T’aurais vu leurs gueules ! dit-il familièrement à la fée.
« Ils savaient plus où ils en étaient ! »
— Oui ! approuva Mala. Et Alithan... Sa mère n’en revenait pas !
— Vous avez bien travaillé, approuva Zorah. Mais croyez pas que c’est du tout cuit ! Ces pauvres mecs, ils étaient faciles à influencer. Si Arasoth s’était pointé, ç’aurait été une autre paire de manches ! Bon... Retournez près d’Alithan. Vous savez ce que vous avez à faire.
— Ouais... On y va, ma vieille !
Les enfants disparurent.
— Eux aussi parlent comme les Anciens, remarqua Musilla d’un ton mi-figue, mi-raisin.
— Et t’aimes pas beaucoup ça, hein ?
— Ma foi... Je trouve ce langage un peu vulgaire.
Zorah éclata de rire.
— Moi aussi ! Seulement il m’amuse. Il est tellement imagé ! En attendant, c’est vrai. Arasoth vient de subir un échec, mais il ne s’en tiendra pas là.
— Et s’il était venu lui-même ?
— Alors je serais intervenue. Mais je préfère le faire plus tard.
— Quand ?
— Tu verras... Tu seras de la fête.
Zorah était redevenue sérieuse. Musilla haussa imperceptiblement les épaules. Elle regarda sa compagne, puis les arbres qui les entouraient. Soupira.
— Comme c’est bon de me retrouver ici avec mon apparence charnelle, dit-elle. Pour un peu, je croirais que j’existe réellement.
— Mais tu existes réellement.
— Tu sais bien que non.
— Et ça, c’est quoi ?
— Aïe !
Zorah avait pincé le gras de la fesse de Musilla. La jeune femme se frotta le postérieur.
— Tu m’as fait mal ! protesta-t-elle.
— Si tu n’existais pas, tu crois que t’aurais mal ?
— Mais...
Musilla fixa Zorah, indécise.
— Je... je n’existe que parce que tu le veux. Sinon je... je suis morte. Le dragon Fashnir a dévoré mon corps...
— La bonne blague... T’as donc rien compris ?
— Compris quoi ?
— On peut tout faire, dans les histoires ! Même ridiculiser la mort. Tu veux exister de nouveau ? Vraiment exister ?
— Mais... Si je pouvais...
— Exister avec ta chair, ton âme et tout le bazar ?
— Oui...
— Aimer, pleurer, avoir envie de faire pipi, envie de manger, de baiser, de te gratter, de renifler quand tu as un rhume...
— Tu te moques...
— Même pas... O.K. ! Considère que c’est fait.
Musilla resta sans réaction.
— Je te dis que c’est fait, répéta Zorah.
— Fait... quoi ?
— Ben, t’existes... Tu vis, quoi ! T’es une vraie femme.
Musilla leva son bras, examina sa main.
— Je... je ne sens pas de différence.
— Parce qu’il n’y en a pas... Tu vois, ma chérie, c’est ça, l’avantage des bonnes histoires. On ne fait pas la différence entre le rêve et la réalité. Ça... on peut dire que les Anciens, ils s’y connaissaient pour écrire un scénario et le réaliser. Mais moi aussi, je suis plutôt bonne !
Très satisfaite d’elle-même, Zorah s’éloigna, gloussant doucement. Musilla la suivit du regard, dépassée. La fée portait une tenue qu’elle appelait « treillis » et qui était zébrée de coloris étranges. Inexplicablement, sa compagne désira porter la même. Elle le souhaita très fort.
Alors elle se retrouva vêtue du treillis. Et elle songea que pour être devenue – ou restée – une vraie femme, elle n’en demeurait pas moins une magicienne.
C’est vrai... Elle était plutôt bonne, Zorah !
Toute guillerette, Musilla se mit à sautiller dans le sous-bois, chantant une chanson où il était question d’une Lucy dans le ciel avec des diamants et des yeux en kaléidoscope. Et puis elle résolut d’aller chercher des champignons.
Elle avait faim...